Malgré sa passion pour le jeu et ses rentrées tardives, mon père aimait profondément ses enfants. Quand nous tombions malades, il passait des nuits blanches. Il se levait pour nous soigner, il nous frottait le dos, la tête, essayant de nous soulager. Il était ému jusqu’aux larmes. Il parlait de nos problèmes avec ses clients, à la cordonnerie, et revenait le soir avec des médicaments. Nous aimions notre père. Il n’avait pas connu une vraie vie de famille dans son enfance, ce qui avait dû être très dur pour lui.
Chaque fois que cela était possible, je m’installais auprès de lui et disais :
– Papa, raconte-moi !... Où étais-tu quand le massacre a commencé ? Comment as-tu pu y échapper ? Raconte ce qui s’est passé pendant ta fuite…
=Massacre des Arméniens en Turquie (sur le territoire de l’Arménie Occidentale) à la fin du dernier quart du XIXème siècle.
– Papa, parle-moi de ton père et de ta mère. Comment étaient-ils ?
Il ne se lassait pas de raconter, ni moi de l’écouter. Et mes meilleurs souvenirs de ces échanges étaient quand nous faisions tous les deux une demi-heure de marche après son travail. Ses récits me touchaient beaucoup. Ce petit orphelin qui avait vécu tout cela était mon père. Je pensais : « Dieu m’a tant aimée qu’il a fait tous ces miracles dans sa vie pour qu’un jour je vienne au monde ! » Devant ce mystère, je restais émerveillée.
Il arrivait à mon père de me regarder avec tendresse et de me complimenter. Un jour, il me dit :
– Ma mère était belle comme toi !
Cette remarque ne m’a pas laissée insensible. D’une part, c’était un compliment, d’autre part, elle me révélait tout l’amour et toute l’admiration qu’il portait à sa mère. De l’amour de cette mère, comme de celui de son père, il n’en avait pas profité longtemps.
Barour, mon père, est né en Turquie, probablement en 1905, à Sivas, l’une des sept provinces orientales de l’Empire Ottoman où vivait la majorité des Arméniens. Sur cette portion de territoire, avant le début du processus d’extermination en 1894, habitaient trois millions d’Arméniens.
En 1914, le plan d’extermination était déjà bien avancé. A la suite des multiples massacres, des conversions forcées à l’Islam, et de l’exil, les Arméniens n’étaient plus que deux millions deux cent cinquante mille. Pour comprendre la situation, il faut savoir que, selon une tradition ancestrale dans l’Empire Ottoman, les Arméniens avaient à subir les affres d’une discrimination officielle. Considérés par le pouvoir central comme des citoyens de seconde catégorie, ils devaient payer plus d’impôts et, contrairement aux musulmans, n’avaient pas le droit de porter des armes. La population arménienne subissait, en plus, de nombreuses vexations : les brusques incursions des nomades kurdes qui, bien armés, venaient fréquemment les rançonner.
En octobre 1914, soit à peine quelques mois après le déclenchement de la première guerre mondiale, la Turquie s’allie à l’Allemagne. La mission allemande, omniprésente sur le sol turc tout au long du conflit, aurait suggéré une idée nouvelle et terriblement efficace pour achever le génocide : celle de la déportation de toutes les populations civiles arméniennes vers les déserts de Syrie, choisis pour de prétendues raisons de sécurité. Mais, derrière ce plan, se cachait une véritable certitude : la mort bien réelle de tous les rescapés.
(environ 1.500.000 Arméniens ont été massacrés en 1915)
En 1915, le jour où la vague meurtrière déferle sur son village, Barour n’a que neuf ans. Heureusement pour lui, lorsque la troupe s’approche des habitations, il ne se trouve pas dans la maison de ses parents. La veille, sa mère l’a envoyé dans un village voisin pour rendre visite à une tante et y passer la nuit. Au matin, lorsqu’il prend la route du retour, il ignore ce qui se passe aux alentours de Sivas. Lorsqu’il arrive sur place, il découvre avec horreur son village entièrement dévasté et vide de tout occupant. Au sol, il contemple un spectacle hallucinant qui le plonge dans la désolation. Il voit les cadavres abattus de ceux qui, visiblement, se sont opposés aux soldats, et de rares blessés agonisants. Lorsqu’il lève les yeux, il aperçoit des maisons aux portes restées grandes ouvertes, d’autres sauvagement éventrées qui signalent un abandon précipité. A l’intérieur, s’étale un affreux désordre sur lequel plane un silence de mort. Seuls survivants du massacre, des animaux errent sans but : certains vagabondent dans les rues l’œil hagard, d’autres partent se réfugier dans les champs.
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