– Les voilà ! Ils arrivent, s’écria joyeusement Salomé.
– Déjà, fit Perrine, en posant son ouvrage de broderie. Descendons vite les accueillir.
Mais la fillette n’avait pas attendu l’invitation de sa nourrice pour se précipiter à la rencontre de son père et de sa cousine.
– Si tu savais comme j’avais hâte de te revoir,
Clarisse, s’écria-t-elle en sautant au cou de cette dernière.
– Et moi donc !
Les deux filles, âgées d’une dizaine d’années s’embrassèrent et entamèrent aussitôt une conversation à bâtons rompus. Elles avaient tant de choses à se raconter.
– Eh bien, Salomé ! Est-ce ainsi qu’on accueille son vieux père ? demanda Bartolomée en faisant mine d’être vexé.
– Oh, pardonne-moi, Père, s’interrompit aussitôt Salomé en se jetant dans ses bras.
Il la souleva de terre en riant et déposa un baiser sonore sur son front.
– Allez, va, je ne t’en veux pas, lui dit-il avec un bon sourire. Je sais à quel point ta cousine Clarisse t’a manqué, alors que mon absence n’a duré que trois jours.
Puis se tournant vers la nourrice de sa fille, qu’il salua courtoisement, il demanda :
– Tout va-t-il bien chez moi, Perrine ?
– Oui, Maître Bartolomée. Tout va très bien.
Chaque fois qu’il rentrait de voyage, qu’il fût court ou qu’il fût long, le maître drapier posait cette question à la jeune femme qui avait la responsabilité de sa maison.
Rassuré, il enchaîna avec entrain :
– Parfait ! Il me tarde de souper car nous avons voyagé presque d’une traite depuis Lagny. J’ai rarement fait le trajet en si peu de temps, mais les routes étaient sèche et mon cheval était en grande forme.
– Voilà qui est surprenant, s’étonna Perrine. Vous aviez pourtant votre nièce en croupe.
– Figurez-vous que cette jeune personne était encore plus pressée d’arriver que moi... Plus d’une fois, je lui ai proposé de faire halte, mais sans succès.
– C’est parce que j’avais hâte de revoir ma cousine, expliqua la fillette, mais pour être tout à fait honnête, ce n’est pas demain la veille que je remonterai sur un cheval. J’ai le dos en compote.
– Ma pauvre Clarisse, fit Salomé en la prenant par le bras. Tu as été très courageuse, mais sois tranquille, maintenant que tu es arrivée à Provins, tu n’auras plus besoin de monter à cheval... Ah, je suis si contente que tu sois là ! Viens. Allons dans ma chambre. Tu as besoin de te rafraîchir. Tu es couverte de poussière.
– C’est l’inconvénient de chevaucher par temps sec, commenta Bartolomée en époussetant les manches de son habit. Je vais en faire autant avant de passer à table.
– Tiens ! Voici du savon et un linge propre, dit Salomé à sa cousine, après lui avoir versé de l’eau dans une bassine.
Et tandis que cette dernière se débarbouillait, elle lui raconta :
– Cet après-midi, je suis allée faire un tour dans la ville basse1 avec Perrine. La foire d’automne vient tout juste de commencer, mais il y a déjà des spectacles à chaque coin de rues.
– J’ai hâte d’y aller, moi aussi, dit Clarisse en se frottant énergiquement le visage.
– Figure-toi que j’ai revu l’ours qui nous avait tant effrayés l’année dernière. Tu t’en souviens ? Nous étions avec Jehan.
– Si je m’en souviens ? J’en fais encore des cauchemars...
La peur qu’on a eue quand il a foncé sur nous, les babines retroussées. Heureusement que sa chaîne l’a stoppé net.
– C’est vrai, mais tu sais, maintenant que je l’ai revu, il me fait pitié.
– Ah bon ?
1. Encore aujourd’hui, Provins est divisée en deux quartiers : la ville haute, située sur un éperon rocheux et la ville basse.
– Oui. Il a l’air vieux et malheureux... même quand il se dandine d’un pied sur l’autre au son du pipeau.
– Eh bien, peut-être qu’en le revoyant tel que tu me le décris, mes cauchemars vont enfin s’arrêter... Ah ça fait du bien de se sentir plus propre. Ma maîtresse dit toujours qu’un visage propre est toujours plaisant à regarder. Comment me trouves-tu ?
– Plaisante ! répondit sa cousine en riant.
Puis elle ajouta :
– Je suis contente que tes parents aient accepté de te faire manquer l’école pour que tu puisses venir me voir. Tu ne vas pas prendre trop de retard ?
– Oh ça ne risque pas. Sans me vanter, je suis la meilleure élève de la petite école1. Alors ce n’est pas quelques semaines d’absence qui feront la différence. Et toi ? Tu vas en classe pendant la foire ?
– Non, ma maîtresse n’est toujours pas remplacée et pour te dire la vérité, je ne suis pas pressée de retourner à l’école.
– Comme je te comprends, fit Clarisse, mais quand on y réfléchit, c’est une chance de pouvoir apprendre.
Tout en parlant, la fillette saisit le miroir en étain de sa cousine.
1. Au XIIIème siècle, période où se situe cette histoire, l’école n’était pas obligatoire. Les enfants des familles aisées étaient pour la plupart pensionnaires dans des établissements religieux, mais les enfants de commerçants ou d’artisans allaient à ce qui s’appelait la petite école. Ils y apprenaient à lire, à écrire et à compter auprès d’un maître pour les garçons et d’une maîtresse pour les filles.
– Oh, s’exclama-t-elle en se contemplant, ma tresse s’est défaite pendant le voyage. Je ressemble à un épouvantail.
– Mais non, tu exagères. Attends, je vais arranger ça, dit Salomé en prenant son peigne en ivoire. Approchons-nous de la fenêtre. Ça évitera à la poussière de tes cheveux de se répandre dans toute la chambre.
La vue dégagée qui s’offrait à leurs regards émerveillait toujours Clarisse qui vivait à Lagny dans une ruelle étroite.
Les maisons qui se trouvaient de l’autre côté de la place du Châtel étaient dorées par le soleil couchant. Au-dessus des toits, la fumée des cheminées s’élevait presque à la verticale dans un ciel limpide, teinté de rose et d’orange.
– Eh, ce n’est pas notre ami Jehan que je vois là-bas en train de puiser de l’eau au puits ? demanda Clarisse en se penchant à la fenêtre.
– Si, c’est bien lui !
Les filles essayèrent d’attirer l’attention du garçon, en criant son nom et en faisant de grands gestes, mais il ne les remarqua pas. Il y avait trop d’agitation sur la place.
– Oh, dommage, regretta Clarisse en le voyant s’éloigner.
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